La médiation interculturelle en institution de soins : un projet d’avenir ?

Liages travaille régulièrement sur le thème de la vieillesse et de l’immigration. Au fur et à mesure de nos recherches, nous avons constaté qu’une des difficultés pour les personnes d’origine étrangère était le dialogue avec le personnel soignant lors des soins à domicile, à l’hôpital ou chez le généraliste mais aussi dans les relations en une maison de repos. La médiation interculturelle, que nous avons déjà abordée dans une analyse précédente, permet d’améliorer la compréhension mutuelle et de fluidifier les dialogues.

Afin d’approfondir ce sujet, nous avons rencontré Daniela Antonova, qui a longtemps occupé un poste de médiatrice interculturelle au CHU Brugmann à Bruxelles. Sa fonction consistait à faire le lien entre les soignés d’origine étrangère et les soignants. Elle apportait un éclairage concernant la question culturelle en lien avec les questions de santé afin d’assister les soignants qui étaient en prise avec des difficultés de communication avec leurs patients. Elle partage dorénavant son savoir en étant formatrice.

Entretien avec Daniela Antonova

Avez-vous déjà facilité le dialogue dans une institution pour personnes âgées ou dans un service de gériatrie ?

Oui, souvent et on me posait de nombreuses questions : Pourquoi cette personne âgée réagit-elle comme ça ? Pourquoi ce type de population a une telle réaction ? Que dois-je faire face à ce type de de situation ? Que dois-je dire ?

Les questions pouvaient être en lien avec les repas. On le sait, la nourriture proposée en institution ne correspond pas toujours aux goûts et aux prescriptions religieuses de certains patients. Parfois, les familles apportent des plats qui eux, ne correspondent pas aux exigences diététiques fixées par le corps médical. Tout cela peut entrainer des tensions.
La toilette mortuaire pose aussi questions. Il arrive que des maladresses soient commises car le personnel soignant ignore les prescriptions religieuses du défunt concernant cette toilette. Par exemple, dans l’Islam, le corps du défunt doit être lavé selon certains rites par une personne de confession musulmane.


Ces questions tournaient aussi autour de la difficulté de faire admettre à la famille la nécessité de placer la personne âgée en institution de soins. Les familles migrantes refusent généralement ce placement, même lorsque l’état de santé de la personne âgée exige des soins spécifiques que la famille aura du mal à assumer toute seule.

Au fond, le personnel soignant est-il demandeur d’informations correctes concernant leurs patients venus d’ailleurs?

Oui, toutes ces questions sont bien sûr liées à la différence culturelle mais aussi au fait que les soignants n’ont pas pu recevoir au préalable tout l’éclairage nécessaire pour aborder ces situations de manière correcte vis-à-vis du patient et de son entourage.
Quand je dis correcte, je veux dire par là, de manière sereine. Sans que cela ne leur coûte trop d’énergie et ne génère trop d’inquiétude. Et en éloignant le risque qu’une incompréhension mutuelle soignant-soigné s’installe.


La demande du personnel de terrain, qui ne désire pas faire des gestes déplacés est tout à fait louable. J’ai remarqué que ce qui sous-tendait l’ensemble des questions qu’on m’adressait était une méconnaissance de la place des personnes âgées dans les cultures traditionnelles.

Qu’entendez-vous par cultures traditionnelles ?

C’est la culture traditionnelle au sens large. Les cultures extra occidentales ou extra européennes. Dans l’ensemble de ces cultures traditionnelles, qu’elles soient originaires d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, du Maghreb ou d’Europe de l’Est… il y a énormément de points communs concernant cette question de la place de la personne âgée.

Dans l’ensemble des cultures traditionnelles, la vieillesse est considérée comme un devenir et non comme une chute, une lente détérioration conduisant vers la mort. Plus on vieillit, plus la place qu’on occupe dans la société est importante.et plus le rôle à jouer au sein de la communauté est important. C’est en cela que la vieillesse est considérée comme un devenir. Dans les cultures traditionnelles, on considère que plus on vieillit, plus on acquiert de la sagesse et donc le rôle que l’on a à jouer au sein de la communauté augmente.

Quel est ce rôle ou plutôt, quels sont ces rôles?

Cela peut être un rôle de conseiller. Les personnes vont apprendre aux jeunes à tenir, à patienter face à la vie, à prendre des décisions importantes… Ce sont eux aussi qui vont jouer le rôle de médiateurs lorsqu’il y a des conflits communautaires, au sein des familles ou au sein d’un couple.


Un autre rôle est de s’occuper des petits enfants, aider la jeune mère tant que la santé de la personne âgée le permet.

Le rôle le plus important et le plus privilégié au sein de la communauté est le rôle de transmetteur de culture. La personne âgée va transmettre toutes les traditions, le patrimoine, en terme d’histoires, de contes, de chants, de danses, de cuisine, de travaux manuels (broderie, tapisserie, couture…).

Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Dans la culture asiatique, le but d’un maître en art martial, c’est de vieillir. Pourquoi ? Parce qu’il sait qu’à 60 ans, il en connaîtra beaucoup plus qu’à 20 ans. Cela peut paraître étonnant pour nous, on peut se dire qu’il sera moins performant physiquement. Mais dans la culture asiatique, plus un maître est vieux, plus il est estimé performant. Un exemple humoristique est Maître Yoda dans Star Wars âgé de plusieurs centaines d’années, il est le Jedi le plus performant.

En ce qui concerne les cultures africaines, Amadou Hampate Ba, un des plus grands écrivains africains, d’origine malienne, de l’éthnie Peule, nous a appris que selon la conception traditionnelle Peule, la vie de l’être humain se divise en périodes. De 0 à 7 ans, on dit que l’enfant est à l’école de sa mère. Il va apprendre à connaître le monde à travers
elle.

De 7 à 14 ans, il sera à l’école de la vie. Il va parfois retourner auprès de sa mère pour vérifier si ce qu’il pense est juste.

De 14 à 21 ans, il va commencer à raisonner par lui-même. De 21 à 42 ans, il va approfondir ses connaissances. A partir de 42 ans, ce qui en Afrique est déjà considéré comme un âge respectable, il a enfin droit à la parole. Il peut parler et exprimer son opinion en public, on peut l’écouter. Il est considéré comme un sage et doit enseigner pour rendre ce qu’il a appris. A partir de 63 ans, on dit qu’il est « hors du parc », hors de la vie active, on ne peut rien exiger de lui, même s’il peut continuer à donner des conseils et à partager sa sagesse.

En Afrique, on dit qu’une idée dans la tête d’un vieillard est une idée morte si elle n’est pas semée dans la tête d’un jeune.

Autre exemple, dans la culture bulgare, c’est la belle-fille, donc la femme du premier fils qui va s’occuper de ses beaux-parents. Elle va les laver, les peigner, les masser, leur faire à manger, les nourrir, leur tenir compagnie, leur obéir, les écouter et les respecter… Les personnes âgées sont vénérées, elles sont écoutées. Elles ont un rôle à jouer et on est fier de s’en occuper, de les entourer d’affection et de les accompagner jusqu’au dernier jour.

Quels sont les points communs fondamentaux entre ces cultures traditionnelles ?

Le modèle type commun est de toujours garder avec soi la personne vieillissante et de l’assumer quelques soient les difficultés.

Pour toutes ses cultures, mettre la personne âgée en institution, l’éloigner de la maison, cela a un sens terrible. Pour la personne âgée qui doit le vivre, également. On s’imagine mal le sentiment d’étrangeté qui est ressenti par les migrants âgés qui sont en institution de soins. Ce sentiment est très fort même lorsqu’ils parviennent à légitimer, à leurs propres yeux d’abord, à la communauté ensuite cette présence par la maladie, le handicap ou de la dépendance devenue irréversible et qui nécessite des soins quotidiens. Même lorsque, rationnellement, ils parviennent à justifier leur présence, elle est vécue comme quelque chose de très douloureux et très étrange.

Si une personne âgée est en maison de repos, elle pense que l’éducation qu’elle a donnée à ses enfants est ratée. Si elle leur avait donné une bonne éducation, elle ne serait pas là.

Dans ces cultures traditionnelles, il y a la cohabitation de plusieurs générations sous le même toit. Il y a une interdépendance qui est valorisée. On cherche à garder le lien, pas seulement avec ses parents, avec ses grands-parents mais aussi avec les ancêtres. Ils sont honorés, ils sont priés. Il y a des rituels et on s’adresse à eux pour leur solliciter un conseil, et pour leur demander de l’aide quand il y a quelque chose d’important qui arrive dans la vie. L’expression « il a enfin coupé le cordon ombilical » n’existe pas dans ces cultures. On considère qu’une personne devient réellement adulte quand elle parvient à garder le lien avec ses parents, ses grands-parents et ses ancêtres. De la même façon, les bébés ne sont pas mis en institution. Ils ne sont pas gardés par des tiers extérieurs à la famille. On estime que la place d’un jeune enfant est près de sa maman. Aux deux bouts de la vie, les cultures traditionnelles essaient de garder le lien.

Comment sont perçus les services de gériatrie par les patients migrants et leurs familles ?

Ces services-là sont extrêmement importants pour la famille. Elle attend qu’il remette leur parent sur pieds pour qu’il puisse rentrer à la maison et continuer à tenir son rôle. Ces services sont donc très honorés par les familles migrantes. Pour eux, les soignants ont une position extrêmement importante. Ils sont responsables de ce qu’ils ont de plus précieux. Ils attendent une guérison et pas un accompagnement vers la mort. Ils croient que les soignants peuvent toujours soigner. Ils ne veulent pas se résigner quand on leur dit qu’il n’y a plus rien à faire, que c’est la fin. Leurs attentes sont vraiment énormes. Cela peut créer des tensions entre les familles et le personnel soignant.

Lorsque les personnes âgées migrantes se retrouvent en institution de soins, il y a certains points très délicats pour eux. La langue, par exemple. Souvent, ils la comprennent très peu, du coup, les relations de soins ne sont plus ces moments privilégiés de communication et d’échanges. Cela va encore renforcer l’isolement et la solitude de ces personnes âgées.

On sait que l’acte de soins est plus riche et plus apaisant s’il est soutenu par la parole. C’est difficile de faire un soin intime comme la toilette si ce geste n’est pas parlé, c’est là que l’échange verbal devrait trouver toute sa place.

Les soins corporels représentent un point important. Parfois, il y a le choc de devoir dévoiler son intimité aux soignants de l’autre sexe. Parfois, il y a l’impossibilité de pouvoir procéder par soi-même aux ablutions rituelles.

En ce qui concerne les femmes, c’est quelque chose d’assez délicat. Elles sont jusqu’à quatre fois plus nombreuses que les hommes en maison de repos. Pour elles, être là, c’est encore plus pénible. La perte d’un domicile personnel, d’un environnement familier… On le voit à leur visage, il y a une profonde mélancolie, les yeux vides, le silence, la perte de mémoire, le non désir… Il faut savoir que dans ces cultures traditionnelles, la femme a été définie par son intérieur, par son foyer, elle a assuré un véritable travail ménager qui est d’ailleurs complètement oublié dans le discours de l’économie… Avoir autant investi dans son foyer et se retrouver à la porte de chez soi, c’est beaucoup de bouleversement … C’est très difficile à vivre pour elles.

Et quelle est la place de la famille dans ce contexte?

Un point compliqué concerne les visites de la famille. On sait que, parfois, des familles très nombreuses débarquent aux visites. Cela crée des difficultés et n’est pas apprécié par le personnel soignant. Il y a du bruit, les couloirs sont vite engorgés… Dans les cultures traditionnelles, c’est important que toute la famille, même éloignée, soit présente quand la fin approche.

On parle souvent de la religion comme d’une difficulté en maison de repos…

Il est aussi difficile de pratiquer sa religion en institution, rien n’est vraiment prévu. Pourtant, on sait que pour les personnes vieillissantes, la pratique de la religion est apaisante, très réconfortante. Certains seniors deviennent de plus en plus pratiquants au fur et à mesure qu’ils vieillissent. Dans l’Islam, on considère que la prière en collectivité est jusqu’à 73 fois
plus puissante qu’une prière isolée. Mais en institution, il n’y a pas vraiment de lieu pour prier en collectivité.

Vieillir en institution est donc une épreuve compliquée pour les migrants âgés ?

Pour appréhender le contexte global dans lequel tout ça se joue, on doit comprendre ce que signifie vieillir et mourir dans un contexte qui est doublement étranger. D’une part, la personne âgée migrante est dans son pays d’accueil, elle est dans un contexte étranger par rapport à son pays d’origine. Et, elle est en institution de soins, dans un contexte étranger par rapport à son foyer.


On sait qu’ici la gestion du vieillissement diffère de celle du pays d’origine. Les migrants de la première génération ont quitté leur pays pour venir travailler, souvent dans des conditions assez mauvaises, des travaux pénibles, un mauvais habitat… Cette vie difficile a engendré du stress dont découle toute une série de problèmes psychologiques. Ils ont donc des problèmes spécifiques comme la dépression, les psychos-somatisations, les migraines, les problèmes cardiovasculaires, le diabète…


Ils ont vieilli et doivent digérer ce qu’ils ont vécu. Ils ont aussi parfois fuit des pays en guerre. Quand ils vieillissent, leur rêve c’est de retourner, de vieillir et mourir au pays. Ce rêve est postposé d’année en année et finit par être abandonné. Parce que leur famille se trouve ici, ils n’ont plus vraiment de liens là-bas, et la structure hospitalière est meilleure en Belgique que dans leur pays d’origine.


Ils sont confronté alors à la situation de vieillir ici et se demandent comment faire. Ils sont inquiets de s’éteindre sans que leurs souhaits culturels et religieux ne soient exaucés. Ils savent que la société d’accueil n’est pas toujours pourvue de réponses adaptées. Mourir en immigration n’est pas en soi le problème le plus grave, mais c’est la manière de mourir. Ce qui les inquiète, c’est de ne pas pouvoir déployer tout l’art funéraire propre à leur culture, c’est comment rester fidèle à leur communauté spirituelle.

Il y a donc pas mal de freins pour une entrée en institution ? 

Oui, certainement. Les freins financiers sont aussi importants. Certains services coûtent trop chers pour les migrants. Toute leur vie, ils ont envoyé de l’argent au pays et quand ils sont pensionnés, ils continuent. Souvent, quand ils sont placés en institution de soins, ils n’ont plus accès à leur compte, c’est un frein pour eux.


Il y a une méfiance vis-à-vis des institutions. Ils imaginent qu’il y aura de la discrimination à leur égard. Il est difficile de parler de tous ces points avec les migrants âgés. La première génération est la génération de la double discrétion. Pourquoi double ? C’est la discrétion du troisième âge, un âge qui généralement ne fait pas parler de lui. Et c’est aussi la discrétion des immigrés de la première génération qui ont pris l’habitude de ne rien demander, de devenir invisibles.

Quelles sont les pistes pour favoriser le dialogue interculturel ?

Pour les personnes qui travaillent dans les institutions, c’est indispensable d’intégrer les souhaits du résident et de sa famille. Connaître ces populations, leurs coutumes, leurs richesses, les petits gestes qui sont importants pour eux… Quels sont les éléments culturels dont il faut tenir compte pour travailler avec ce public.

Dans les situations plus difficiles, on peut trouver un point d’appui chez le patient lui-même ou auprès de la famille en leur posant des questions. Une autre solution est d’offrir des formations sur les différentes cultures au personnel soignant.

Il y a aussi moyen d’aménager les infrastructures, l’offre alimentaire… Une des pistes serait de créer un espace-temps d’écoute du personnel où on peut analyser les problèmes dans ce contexte multiculturel. Comment aider à gérer une situation, quand on fait une erreur, quand on a heurté quelqu’un ? Comment donner sens à ce que je fais ou à ma relation avec l’autre ?

Dans la majorité des hôpitaux publics bruxellois, il y a des services de médiation interculturelle et c’est intéressant de faire appel à eux.

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