Je ne suis pas pressée, je ne suis pas un fruit

Le billet de Béné – Novembre 2021

J’ai connu certaines nuits des réveils en sueur, la boule au cœur, persuadée d’être enfermée dans un temps aux barreaux d’aciers. La pensée qui me battait la tempe c’était qu’il me restait peu de temps pour être heureuse. J’avais à peine 20 ans. J’avais l’impression d’avoir déjà gâché des années dans les méandres d’une adolescence indécise, et de devoir courir jusqu’aux crampes pour goûter à quelques années de bonheur. Parce que dans mon esprit, après 35 ans, c’était fini. Dans mon esprit, après 35 ans, on ne pouvait plus rien changer, mais simplement vivre le chemin tracé dans la vingtaine. En somme, j’étais persuadée que les rêves, les ambitions, les changements et surtout la possibilité d’amour de soi avaient une date limite. J’étais persuadée d’être périssable.

Je ne m’en veux pas d’avoir nourri mes angoisses de cette pensée : elle me semble la suite logique des discours ambiants : « Fais-le bon choix d’étude à 18 ans, sinon c’est foutu », « Attention à l’horloge biologique ! », « Trouve un partenaire tant que tu es encore désirable »… Un discours fortement appuyé par un autre, plus ancré encore : la vieillesse – et surtout celle de la femme – , c’est l’âge du « trop tard », l’âge du « rien », l’âge de l’oubli et du déclin. Si les portraits et bustes de vieux hommes peuplent les livres d’Histoire et les musées, je n’associais pas la vieille femme à une quelconque image de réussite sociale ou personnelle. La vieille femme ne pouvait pas être heureuse. Au fonde de moi, était inscrite la loi selon laquelle la première ride sonnait la fin de tous les possibles.

Il m’a fallu beaucoup de rencontres, avec des femmes ridées qui slaloment entre de nouveaux projets et de nouvelles envies, pour déconstruire cette pensée étouffante. Il m’a fallu des séries comme « Grace & Frankie » qui suit l’aventure de deux septuagénaires lançant leur start-up de vibromasseurs. Il m’a fallu des lectures, des portraits de femmes qui réalisent leurs rêves à 60, 70, 80 ou 100 ans pour réaliser que je ne suis pas un fruit : je ne vais pas tomber et pourrir au premier flétrissement de ma peau. C’est la misogynie mêlée à l’âgisme qui tentent de nous réduire à une denrée périssable, dans la continuité du discours de la « femme-objet ». Aujourd’hui je le sens : je ne suis pas le fruit, je suis l’arbre. Capable de ramifications, capable de traverser les saisons et de renaître sans cesse.

J’aurais voulu que les histoires de ces femmes, qui ont plaqué une vie pour en commencer une autre à 70 ans passés, soient placardées sur les abris-bus à la place des publicités pour les cosmétiques « anti-âge ». Peut-être alors, aurais-je perdu moins de nuits à angoisser.

Mais bon, aujourd’hui, aux lendemains de ces nuits, je me repose : je ne suis pas pressée. Je ne suis pas un fruit.

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