Du gaz hilarant à l’anesthésie moderne – Petite balade dans l’histoire de l’anesthésie

Les vertus des simples, du vin et de la glace

Les populations indigènes d’Amérique du Sud employaient déjà des feuilles de coca comme anesthésiant. Pour soulager la douleur provoquées par des blessures, elles y mettaient la salive obtenue en mastiquant ces feuilles. Depuis longtemps, on savait également que les Indiens d’Amazonie enduisaient leurs flèches de curare pour paralyser leurs proies. Pendant des siècles, différentes plantes aux vertus sédatives (jusquiame, mandragore, jus de pavot, infusion de ciguë, etc.) furent utilisées pour diminuer la douleur.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on employait aussi l’alcool pour enivrer le patient et le froid pour contrer sa douleur. L’un des plus fameux utilisateurs de neige et de glace fut le français Dominique Larrey, chirurgien militaire dans les troupes de Napoléon. A cette époque-là, l’acte chirurgical se concevait rapide, à vif et souvent sous la mitraille. Quelques gaillards contenaient également le patient pour le maintenir le plus immobile possible. Précurseur en matière de soins sur les champs de bataille, Larrey observa que la douleur de l’amputation était fortement réduite lorsque le membre était froid. En l’absence d’antibiotiques, l’amputation était le seul moyen d’éviter l’infection : le père de la médecine d’urgence mettait moins d’une minute pour amputer une cuisse. On raconta qu’en 1812, à la bataille de la Berezina, il amputa pas moins de trois cents blessés, bien entendu, en utilisant le plus possible la neige et la glace.

Le gaz qui faisait rire

Depuis sa découverte en 1772, le protoxyde d’azote était connu pour ses propriétés euphorisantes, d’où son nom de gaz hilarant. Lors des fêtes populaires, les forains qui exhibaient déjà des nains, des obèses morbides et des jumeaux siamois, installèrent progressivement des stands pour faire des démonstrations. Lors des spectacles, ils invitaient quelques spectateurs à inhaler le gaz pendant que le reste du public observait leurs réactions.

Une journée de décembre 1844, Horace Wells, dentiste à Hartford (Connecticut), se rendit à la foire avec son épouse. Gardner Colton, le forain de la baraque, était un opportuniste qui avait arrêté ses études de médecine, comprenant que le gaz hilarant allait lui rapporter plus d’argent, notamment s’il arrivait à attirer un public plus aisé. Il se présentait donc comme professeur et faisait suivre ses spectacles de conférences payantes où il dissertait sur les propriétés du gaz. Lors d’un spectacle, il appela sur scène Samuel Cooley, spectateur et ami de Wells qui éclata de rire en respirant le gaz. En descendant de l’estrade, Cooley tomba et se lacéra le mollet sur un clou mal enfoncé. Toutefois, il continua son chemin, en boitillant un peu mais sans ressentir la moindre douleur. Horace Wells se demanda alors si le gaz hilarant n’avait pas un effet anesthésiant. Le lendemain, il décida de l’expérimenter sur lui-même. Il demanda alors à Colton de venir à son cabinet muni d’une bonbonne du gaz magique et, en sa présence, il se fit arracher une dent par son assistant. A son tour, il ne ressentit rien.

 L’anesthésie générale dans l’air

Pour faire connaître sa découverte, et après avoir anesthésié plusieurs patients avec succès, Wells proposa une démonstration au célèbre chirurgien de l’hôpital Mass General à Boston, le Pr. John Warren. Malheureusement le masque d’inhalation fut enlevé trop tôt et l’étudiant à qui il arracha une dent hurla de douleur. Déçu par le mépris de Warren, Wells abandonna tout à son ancien associé, William Morton et quitta l’Amérique pour s’aventurer à Paris et devenir… marchand de tableaux.

Morton, qui voulait aussi se faire un nom, décida de poursuivre les essais de son maître mais en se servant cette fois de l’éther, qu’ un certain Jefferson utilisait depuis longtemps en Géorgie. Sauf qu’il dit avoir « inventé » cette technique et devant le même Warren, il répéta avec succès l’expérience en assistant un chirurgien qui pratiquait l’ablation d’une tumeur du cou. Ce jour devint ainsi la date de naissance officielle de l’anesthésie générale. Mais le gaz sentait fort comme l’éther et la tromperie de Morton fut rapidement découverte. Il fabriqua alors un mélange d’éther et d’huile d’orange qu’il appela « Letheon ». Malgré cette combine, il ne put jamais faire breveter son mélange : il allait sans dire que les effets étaient uniquement provoqués par l’éther. N’empêche, la méthode de Morton se diffusa rapidement aux Etats-Unis et en Europe. Une nouvelle ère commença ainsi dans le champ de l’anesthésie. 

Le chloroforme entra en scène

Pendant ce temps-là, à Edimbourg, en 1847, le chloroforme suscita l’enthousiasme de l’obstétricien écossais James Young Simpson. Intéressé d’abord par l’éther, il chercha à le remplacer par cette substance qui provoquait moins d’effets indésirables. Simpson testa d’abord le chloroforme sur lui-même et puis sur des parturientes, réalisant ainsi les premiers accouchements sans douleur. Toutefois, il se heurta à l’Eglise, pour qui cette pratique s’opposait au commandement biblique : « Tu enfanteras dans la douleur » (Genèse 3:16). En contrepartie, dans le milieu médical, les chirurgiens en tirèrent parti et commencèrent doucement à pénétrer au plus profond du corps et des organes, jusqu’à alors infranchissables à cause de la souffrance.
Entre-temps, Wells qui vivait toujours à Paris, avait décidé de quitter le métier de marchand de tableaux pour devenir ornithologue. Nonobstant, souhaitant toujours être reconnu comme « inventeur » de la technique, il persistait à opérer en utilisant l’éther. Après avoir lu un article de Simpson sur l’usage du chloroforme en anesthésie, il revint à New York. Conformément à ses habitudes, il essaya d’abord le produit sur lui-même mais développa assez vite une forte addiction. Wells termina par perdre la raison et en janvier 1848, il fut emprisonné pour avoir projeté de l’acide sulfurique sur le visage de deux prostituées. La même année, il finit par se suicider en prison en se sectionnant avec un bistouri son artère fémorale gauche mais, grâce au chloroforme, sans ressentir aucune douleur.

Tu accoucheras sans la douleur

Le clergé n’était pas le seul à objecter l’anesthésie par gaz. Le célèbre chirurgien français Alfred Velpeau qui, suite à un accident au début de sa carrière, avait perdu un index mais qui opérait néanmoins avec les quatre doigts restants, pensait que l’anesthésie le coupait du contact avec son patient. La douleur provoquée par l’acte chirurgical était complétement banalisée. Pour lui (et pour d’autres chirurgiens de l’époque), les cris s’avéraient indispensables dans une bonne relation médecin-patient.

Par chance, en 1853 la reine Victoria d’Angleterre voulut accoucher de son huitième enfant, Léopold, selon la méthode de Simpson. Impressionnée par l’efficacité du chloroforme, la reine l’utilisa à nouveau quatre ans plus tard pour la naissance de son neuvième et dernier enfant, Béatrice. Ces deux heureux événements dans la famille royale contribuèrent à populariser cette anesthésie. 

Quant à Velpeau, il contribua néanmoins à la modernisation de la technique :  en 1856, il démontra que, par l’effet du curare, on pouvait paralyser les muscles. Il proposa donc d’ associer ce produit (effet relâchant) avec la morphine (suppression de la douleur). Malheureusement, le curare paralysait aussi les muscles respiratoires ! Les propriétés de ce produit ne purent être utilisées qu’un siècle plus tard, après l’invention de la ventilation artificielle.

Le retour en force du coca

Après l’avènement de l’anesthésie générale par inhalation, deux autres techniques connurent aussi un énorme succès : l’anesthésie locale et l’anesthésie loco-régionale (anesthésiques locaux injectés près des nerfs pour insensibiliser la région).

Au début des années 1880, le neurologiste autrichien Sigmund Freud effectuait des recherches sur la cocaïne pour traiter les addictions à la morphine, lorsqu’il suggéra que ce produit pourrait servir à anesthésier certaines parties du corps. En 1884, un jeune oculiste autrichien, Karl Koller décida d’instiller une solution de cocaïne dans son propre œil et le piqua ensuite avec une aiguille, sans ressentir de douleur. Cette célèbre expérience ouvra la voie à une chirurgie nouvelle, sans douleur, sous anesthésie locale.

Peu de temps après, le chirurgien américain William Halsted, aujourd’hui l’un des plus reconnus au monde, poursuivit dans cette direction en injectant de la cocaïne à proximité des nerfs. Entre 1885 et 1886, il réalisa plus de deux mille interventions avec anesthésie loco-régionale. En 1889, il devient chef du département de chirurgie du nouvel hôpital Johns Hopkins et débuta le premier programme de formation chirurgicale des Etats-Unis. Parallèlement, il tomba amoureux de son assistante qui, à cause du lavage répété avec antiseptique, développa une sévère irritation de mains. Il lui commanda alors des gants stérilisables (la compagnie Goodrich Rubber venait d’inventer le caoutchouc) et devint, entretemps, dépendant à la cocaïne.

L’anesthésie débarqua dans notre plat pays

A la fin des années 1920, les barbituriques (comme le penthotal) permirent l’anesthésie intraveineuse. Dès les années 1940, l’anesthésie commença ainsi à allier inhalations et injections intraveineuses.

Lors de la Seconde Guerre Mondiale, des médecins belges intégrèrent les forces armées britanniques dont les médecins étaient plus avancés dans le domaine de l’anesthésie. L’anesthésie belge en tant que spécialité structurée est née juste après la guerre. Certains médecins partirent se former au Royaume-Uni. Parmi ces premiers spécialistes, on trouva Henri Reinhold, professeur à l’Université Libre de Bruxelles (et engagé dans les forces britanniques durant la guerre) ainsi que William de Weerdt, qui créa en 1946 le premier service d’anesthésie de Belgique à l’Université Catholique de Louvain, structuré sur le modèle anglais.

Des drogues plus sûres et plus efficaces sont de nos jours disponibles. Au niveau de l’anesthésie locale, par exemple, la cocaïne fut remplacée par des anesthésiques moins générateurs de dépendance, comme la benzocaïne ou la lidocaïne. Quant à l’anesthésie générale moderne, elle associe les hypnotiques, qui endorment soit par voie intraveineuse, soit par inhalation, les analgésiques, qui suppriment la douleur (dérivés de la morphine), les myorelaxantes (dérivés du curare) et la suppléance de la respiration par ventilation artificielle. 

 Envie d’en savoir plus ?

Jean-Noël Fabiani & Philippe Bercovici. L’incroyable histoire de la médecine. Editions des Arènes, 2018.

Jean-Noël Fabiani. 30 histoires insolites qui ont fait la médecine. Editions Plon, 2017.

Luc Perino. Patients zéro. Histoires inversées de la médecine. Editions La Découverte, 2020

Clifford A. Pickover. Le Beau Livre de la Médecine. Des sorciers guérisseurs à la microchirurgie. Editions Dunod, 2013.

Marc Magro. Sur l’œil d’Hippocrate. Petites histoires de la médecine, de la préhistoire à nos jours. Editions First-Gründ, 2014.

Film: L’histoire de l’anesthésie en Belgique. Art & Science, 2014. À l’occasion des 50 ans (1964) de la Société Belge d’Anesthésie et de Réanimation. Basé sur des témoignages des ‘anciens’. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=CzXvjIK6HDU 

Liages/Mara Barreto/210921
Photo : Musée des Hospices civils de Lyon, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

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