Quand l’environnement de travail des soignants influence la qualité de traitement des patients à l’hôpital

Le soin existe depuis toujours mais les valeurs qui lui sont associées évoluent au fil du temps. Au Moyen-âge, l’Église prédominant dans le contrôle de la société, c’est la charité vis-à-vis des malades et des pauvres qui justifie le développement de l’hôpital. Son financement s’effectue alors par voie de donation. Depuis cette époque, les sociétés ont beaucoup évolué et se sont laïcisées. L’hôpital public contemporain s’est développé parallèlement à l’essor de la sécurité sociale dans les années d’après-guerre. Le principe de solidarité, donnant un accès aux soins de santé aux riches comme aux plus démunis, permet le financement public des institutions hospitalières. La part de l’argent de la collectivité octroyée aux hôpitaux se mesure donc sur base de critères de santé publique. Avec la crise des années 80, l’Etat s’appauvrit et ne peut plus assurer ces financements. Dans ce contexte, l’hôpital public va subir un mouvement de libéralisation1. Ce mouvement se traduit par :

  • Une privatisation du secteur. L’argent public ne pouvant plus assurer la gestion financière et organisationnelle de ces institutions, des groupes privés achètent de plus en plus d’hôpitaux publics.
  • Une redéfinition dans les contours organisationnels de l’hôpital. Afin de limiter les dépenses jugées inutiles, des méthodes de gestion qui émanent du management des entreprises privées vont être mises en application dans le secteur hospitalier, dont la démarche « qualité ». Celle-ci tente de concilier rentabilité financière et qualité de soin.

Notre association côtoie un nombre important de soignants qui nous témoignent de leur difficulté à mettre en pratique la qualité des soins lorsque les moyens (matériels, humains, symboliques) ne suivent pas.

Pour réfléchir à ce constat, cette analyse consiste à faire un état des lieux sur les conditions de travail des soignants travaillant en service de gériatrie. C’est un fait avéré que l’environnement de travail des soignants influence la qualité des soins des patients. Il nous semble dès lors nécessaire de cibler les angles défectueux de cet environnement afin de proposer des recommandations visant son amélioration. L’analyse se limite aux unités de soins gériatriques, l’objectif prioritaire de notre association étant la défense du bien-être des seniors.

L’environnement de travail du personnel soignant en gériatrie

Lorsque l’organisation hospitalière entre uniquement dans une logique financière, la rencontre avec l’être humain soigné est mise à mal. Cette logique entraine toute une série d’effets délétères pour le travailleur soignant comme pour la qualité de vie du patient. Quels sont-ils ?

La gestion du temps de travail

Comme le souligne Anne Perraut-Soliveres, cadre supérieur de nuit, « le rapport au temps est plus que jamais un problème dans une institution qui se met au service de la rentabilité ». Effectivement, dans la logique financière, l’expression selon laquelle « le temps, c’est de l’argent » gouverne bien souvent les actes soignants. Le temps pris pour créer une relation de confiance avec le patient et son entourage, n’étant pas considéré comme rentable, peut être sacrifié pour des actes qui le sont plus (médications, pansements, alimentation…).

Des horaires inconfortables

Les horaires des soignants sont connus pour leur caractère contraignant et avec le développement du management hospitalier, la situation s’aggrave. Se développe, par exemple, le principe des « horaires coupés » où une aide-soignante travaille sur une journée de 8h à 13h et de 17h à 20h. Les journées de 11h deviennent monnaie courante ou au contraire des soignants sont susceptibles de travailler par tranches horaires de 4h. S’y ajoutent les alternances jour/nuit qui déséquilibrent les cycles naturels. Assurant un service 24h/24, les travailleurs doivent s’adapter à des horaires changeant toutes les semaines, ce qui peut affecter l’articulation vie professionnelle/vie privée.

Une flexibilité accrue

Dans ce mode de gestion, les tâches des différents postes (médecin, infirmier, aidesoignant…) sont formellement définies mais au sein de ces postes, les individus doivent faire preuve de flexibilité. En d’autres termes, ils deviennent interchangeables et sont susceptibles de passer d’un service à un autre en fonction des besoins en main-d’œuvre. Les équipes soignantes mobiles et les travailleurs intérimaires augmentent. Cette interchangeabilité provoque chez les professionnels un sentiment qu’ils n’ont pas d’aptitudes propres. On constate aussi une diminution réelle des compétences développées dans l’expérience du travail d’un service unique.

En outre, le collectif et les valeurs qui y sont associées est ébranlé, le noyau stable des équipes étant effectivement diminué. Dans un tel contexte, les soignants se connaissent moins entre eux et on observe une individualisation du travail ainsi qu’une diminution de la solidarité pourtant indispensable dans ces métiers difficiles.

Une hiérarchie qui se rigidifie

Les codes de conduite qui responsabilisent chaque métier hospitalier dans sa fonction ne font qu’augmenter. Auparavant, il était courant qu’une infirmière vienne en aide à une aidesoignante pour une toilette, par exemple. Aujourd’hui, pour des raisons économiques, la gestion hospitalière impute à chacun de réaliser les tâches qui lui sont propres. La responsabilisation individuelle de chacun prend le dessus sur la coopération collective de l’équipe. Cette course à l’économie sclérose les relations entre les professionnels. Et se perdent les moments d’échanges informels (entraides, pause-café, repas d’équipe, discussions avec les patients…) si indispensables à la collaboration interprofessionnelle et au bien-être psychologique de chacun.  

L’augmentation de la dimension administrative

Parallèlement à ce cloisonnement entre les métiers soignants, on assiste à un mouvement de « paperasserie » où les agents doivent noter toutes leurs actions.
Les chefs de service doivent alors reprendre ces notes pour les analyser dans des tableaux qui permettront l’évaluation quantitative du coût du service. En d’autres termes, le cadre de l’unité, qui auparavant travaillait avec ses employés pour la bonne gestion de son équipe, se retrouve enfermé dans un bureau pour répondre à ces principes de comptabilité. Les tâches des nouvelles exigences gestionnaires sont bien éloignées de sa fonction soignante de base, ce qui peut créer un non-sens à ses yeux.

Du point de vue des employés, l’exigence de traçabilité imposée par le management génère un sentiment de contrôle social. « Avec les tableaux, les cases à remplir afin de vérifier les actes quotidiens, nous entrons dans des logiques de contrôle, de comptabilité, qui prennent du temps et de l’espace psychique » témoigne un professionnel. Une infirmière d’ajouter : « le plus pénible dans le quotidien, c’est la hiérarchie, le côté administratif, le fait de rendre des comptes par écrit… et une certaine infantilisation (ex : notez : « le patient m’a demandé un verre d’eau… ») pour qu’il y ait une traçabilité du travail ».

De plus, cette logique n’encourage pas les soignants à agir dans le « bon sens », c’est-à-dire pour la qualité de soin du patient et sa subjectivité mais dans celui imposé par « les cases ». Or celles-ci ne correspondent pas toujours aux besoins singuliers du patient.

Ces grilles de gestion sont bien souvent éloignées de certaines réalités de terrain6. Partant du principe que tout est prévu d’avance, elles ne tiennent pas compte des imprévus, qui sont pourtant propres aux services de gériatrie (dégradation ponctuelle de l’état physique ou mental d’un patient, décès soudain, urgence inattendue…). L’équipe devra alors les gérer avec les moyens du bord. De telles normes imposantes sont difficilement attaquables. Lorsqu’une équipe ose s’insurger, l’institution se protège souvent derrière celles-ci : « si un autre service sait gérer avec le même type de patients, pourquoi pas vous ? ». Ce manquement de soutien est vécu comme une remise en cause du travail. Lorsqu’on quantifie les êtres humains, le risque est grand d’oublier le caractère singulier de chaque contexte de soin.

L’augmentation de la charge physique

L’alourdissement de la charge physique est certainement corrélé à l’augmentation de la charge de travail imposée par les mesures gestionnaires mais pas uniquement. En effet, avec l’avancée des technologies médicales, les personnes âgées vivent plus longtemps mais pas forcément en bonne santé ce qui augmente leur degré de dépendance. Cela alourdi par conséquent la charge physique portée par son aidant. On estime, par exemple, qu’un aide-soignant en gériatrie porte en moyenne 2 tonnes par jour. Pour prendre un autre exemple, ce même travailleur marche quotidiennement entre 7 et 18 km en fonction de la disposition du service.

Les exigences psychiques peu reconnues

On observe une augmentation de la mortalité dans les services gériatriques qui est liée à la médicalisation croissante de la fin de vie. En outre, parallèlement à la crise socioéconomique, l’hôpital devient un refuge pour les personnes nécessitant un accompagnement social (sans-abris, personnes isolées socialement, personnes vivant sous le seuil de pauvreté). Faute de trouver des centres adaptés (dans ces secteurs aussi, les resserrements budgétaires s’imposent), ils sont orientés vers les hôpitaux. Les infirmiers et aides-soignants doivent se transformer, contre leur gré et sans bagage professionnel, en travailleurs sociaux. De plus, nous l’avons vu, l’environnement de travail actuel ne leur octroi que peu de temps pour cela. Le développement de tensions relationnelles et de déséquilibres psychologiques risque alors d’apparaître. Or peu de lieux existent à l’hôpital pour que ces souffrances soient déposées et surtout entendues. 

Le manque de reconnaissance sociale des services gériatriques

Les images de la vieillesse véhiculées dans notre société, marquées par le jeunisme et le productivisme, sont largement connotées négativement. Elles participent à l’exclusion d’un grand nombre de seniors. Les personnes âgées sont encore trop souvent vues comme « séniles », « inactives », « lentes »… Ces images sont d’autant plus puissantes à l’hôpital qu’elles sont associées à la maladie, la non guérison ou encore la mort (grand tabou de notre société occidentale). Dans le monde du soin, il est alors communément admis que travailler en gériatrie est moins valorisant socialement que de travailler en chirurgie, par exemple. Dans notre société qui prône les valeurs de technicité médicale, de jeunisme et d’utilitarisme, aider une personne âgée paraplégique dans sa toilette relève de la domesticité alors que contribuer à la réussite d’une intervention chirurgicale relève de l’héroïsme. Toutes ces associations d’images jouent un rôle symbolique fort dans le sens que les soignants donnent à leur travail. L’intériorisation de ces images provoque un baisse de l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs compétences professionnelles. 

La pénurie du métier

Au vu de cette détérioration des conditions de travail, on ne s’étonne pas de remarquer la démotivation des jeunes à intégrer les écoles de soin et encore moins les options gériatriques. Il s’ensuit une pénurie des métiers soignants. Des plans gestionnaires (bien souvent désavoués) sont développés pour récupérer une main-d’œuvre « bon marché » dans les pays du tiers-monde ou en crise (Portugal, Espagne, Pologne…). Ces travailleurs migrants sont attirés par l’offre d’un salaire plus attractif que celui perçu dans leur pays d’origine. Leur pays subissent alors une fuite des compétences pourtant indispensables pour leur développement socioéconomique. Du côté du pays d’accueil, la collaboration entre soignants, aux représentations culturelles du soin diversifiées, n’est pas toujours facile à gérer.

Le vieillissement des professionnels soignants

En tant qu’association de défense des droits des seniors, nous ne pouvons pas passer à côté de cette thématique. Pour répondre à la pénurie de ces métiers mais aussi maintenir les compétences acquises par l’expérience, les infirmiers et aides-soignants aux grands âges sont fortement encouragés à prester une carrière complète jusque l’âge de 65 ans. Ceux-ci sont doublement pénalisés : les conditions de travail se détériorent et leur vieillissement biologique augmente. Il est effectivement démontré que la pénibilité de ces métiers s’accroit au fil de la carrière. Des facteurs d’ordres sociaux, physiologiques et psychologiques expliquent ce phénomène. Soulignons toutefois que ce secteur est en Belgique le mieux lotis en termes d’aménagement de fin de carrière (droits à dispense de prestations, congés supplémentaires, crédits-temps). « Après presque 10 années d’application, on constate que l’allègement du temps de travail sous forme de congés est reçu positivement tant par les travailleurs que par les employeurs ». Le taux de « turn over » chez les infirmière a d’ailleurs diminué depuis l’application de ces mesures. 

Soignante, une profession précaire et féminisée

Les professions soignantes sont encore largement féminines. En Belgique en 2010, 89,5 % des postes d’aide-soignant sont occupés par des femmes, en 2012 on en compte 93%. Ce taux s’élève à 88,2% pour les infirmiers en 2010. Ces professions se sont même féminisées puisqu’au début des années 90 ces taux s’élevaient respectivement à 82,3 % et 87,8%. Notons que le taux de femmes issues de l’immigration ne fait qu’augmenter aussi dans ces secteurs. Elles sont donc touchées par une double discrimination : de genre et culturelle. 

 

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