De l’invisibilité du travail d’aide-soignante en gériatrie

L’objectif de cette analyse consiste à éclairer la question de la division morale et psychique du travail à travers la relégation sociale du « sale boulot ». Je tente de comprendre ce processus de domination et d’aliénation qui participe à la souffrance professionnelle de soignants en gériatrie. Cet article provient d’une recherche que j’ai menée lorsque j’étais aide-soignante en activité, au moment de ma formation comme sociologue, donc au cœur du vécu de soignante.

Dans les services hospitaliers gériatriques ou en maisons de repos, les aides-soignantes, plus que quiconque, sont chargées d’aider les personnes en perte d’autonomie dans les actes de la vie quotidienne tels que la toilette, l’élimination, l’alimentation… afin que ces dernières puissent conserver une bonne estime d’elles-mêmes. Si la société peut se passer de certaines professions grassement payées, nul doute que les métiers soignants sont indispensables et ce, d’autant plus que la population vieillit. Personne ne peut nier non plus la part humaine qui caractérise ce métier et le contact chaleureux, rieur, inventif… qu’il procure aux personnes malades ou en fin de vie. Dans le champ de la psychologie sociale, nous ne comptons plus le nombre de productions littéraires consacrées à la mise en lumière de cette part d’humanité construite dans l’acte de soin (relation d’aide, théorie de l’humanitude, care, projet de vie, question de respect…).

La question que je voudrais soulever ici a trait à une part plus silencieuse, parce que moins valorisée du travail, celle qui consiste à être quotidiennement et physiquement confrontée aux matières qui peuvent inspirer du dégoût (souillures, odeurs désagréables, déjections, escarres, corps morts…). Ce qu’Hugues avait déjà nommé, dans les années 70, le « dirty job » (sale boulot) dans ses études relatives aux secteurs professionnels que sont l’industrie du déchet, égouts, hôpitaux, prisons, polices… Si je ne remets pas en doute le fait que beaucoup de ces femmes aiment le métier (c’est, par ailleurs, une question qui pourrait être soulevée dans une autre analyse), l’hypothèse selon laquelle cette part de « sale boulot » n’est pas toujours facile à supporter moralement et à assumer socialement peut être posée. Dans la confirmation de cette hypothèse, nous pourrions considérer que ce « sale boulot » est un élément intéressant à prendre en compte dans l’analyse de la souffrance soignante. Cette hypothèse est d’autant plus intéressante que la dimension humaine et d’utilité sociale du métier est perpétuellement rappelée dans les manuels de la profession, les discours idéologiques des associations représentantes de patients, les colloques consacrés aux soignants… Ces discours dominants servent (plus que dans d’autres métiers) de piqûre de rappel symbolique de toute l’importance et du sens réel de cette profession. Une prédominance significative de la « menace identitaire » qui pèse sur ces professions ? En témoignent les déclarations de mon entourage recueillies lorsque je travaillais comme aidesoignante : « j’admire ce que vous faites, moi je ne pourrais pas », « quel courage ! », « j’espère quand même que tu ne t’enfermeras pas dans cette profession, tu vaux plus »… et des silences qui plombent l’atmosphère lorsque vous tentez d’expliquer à des personnes non-initiées à la profession que votre boulot consiste notamment à changer des personnes âgées.

Le rôle de l’aide-soignante consiste donc, en partie, à faire ce qu’une majeure tranche de la population ne voudrait ou ne supporterait pas faire. Ce que Anne-Marie Arborio, sociologue, auteure de l’ouvrage « Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital », nomme la relégation sociale du « sale boulot ». A l’hôpital, cette relégation confirme la hiérarchie symbolique de prestige des métiers5. D’où la question soulevée dans cette analyse : comment les aides-soignantes et plus particulièrement celles travaillant en service hospitalier gériatrique, vivent-elles cette relégation sociale ? Comment l’identité professionnelle se construit-elle dans ces épreuves socialement peu valorisées ? Je tenterai de proposer des idées de réponses à ces questionnements par quelques éléments théoriques articulés à mon expérience pratique d’aide-soignante gériatrique.

Travail prescrit et travail réel

Le travail prescrit est la tâche donnée au travailleur. Le travail réel est la part invisible réalisée dans le terrain des situations pour répondre à la tâche prescrite. La réalité du travail ne correspond jamais à sa prescription. Par exemple, lorsque j’étais à l’école, je n’ai pas appris comment dompter mes nausées ou mon odorat dans les situations qui inspirent du dégoût. Cet apprentissage s’effectue, sur le terrain, par un travail d’adaptation du corps et des sens. Le travail à partir du regard de la sociologie clinique selon Christophe Dejours, « est ce qu’implique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, des savoirfaire, un engagement du corps, la mobilisation de l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer… »6. Et l’auteur d’ajouter que « même si le travail est bien conçu, même si l’organisation du travail est rigoureuse, même si les consignes et les procédures sont claires, il est impossible d’atteindre la qualité si l’on respecte scrupuleusement les prescriptions ». La plupart des situations de travail sont en effet jalonnées par les imprévus (organisationnels, matériels, relationnels…) auxquels les aides-soignantes doivent faire face. Il existe donc des décalages entre la prescription du travail de l’aide-soignante et sa réalité. Comme déjà constaté ci-dessus, des discours héroïques à tendance humanistes peuvent masquer la réalité pénible du travail du dégoût et conjointement, des discours dévalorisants peuvent masquer la réalité joyeuse et désirable de la profession. Cette réalité joyeuse dont nous ferons état ci-après, ne constitue pas pour autant des actes de résistance vers une meilleure répartition sociale du « sale boulot ».

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